Le charretier de La Providence est l'un des romans les plus poignants de Georges Simenon, est peut-être aussi le plus naturaliste. Dès le premier chapitre, après un rappel précis des faits, la découverte du corps d'une femme, le décor est planté : les habitations au bord du canal, les écluses, les péniches, les chemins gorgés d’eau… Et, comme il le fait dans toute la série, Simenon précise d'emblée les conditions climatiques : « Le dimanche – c’était le 4 avril – la pluie s’était mise à tomber à verse dès trois heures de l’après-midi. ». Une pluie incessante qui contribue à faire baigner le roman dans une atmosphère déprimante.
En arrivant à Dizy, il n’avait vu qu’un canal étroit, à trois kilomètres d’Epernay, et un village peu important près d’un pont de pierre.
Il lui avait fallu patauger dans la boue, le long du chemin de halage, jusqu’à l’écluse, qui était elle-même distante de deux kilomètres de Dizy.
Et là, il avait trouvé la maison de l’éclusier, en pierres grises, avec son écriteau : Bureau de déclaration.
Et il avait pénétré au Café de la Marine, qui était la seule autre construction de l’endroit.
A gauche, une salle de café pauvre, avec de la toile cirée sur les tables, des murs peints moitié en brun, moitié en jaune sale.
Mais il y régnait une odeur caractéristique qui suffisait à marquer la différence avec un café de campagne. Cela sentait le harnais, le goudron et l’épicerie, le pétrole et le gasoil. (2007-I : 135-136)
Maigret enquête sur la mort de Mary Lampson, la femme d’un colonel britannique qui navigue sur les canaux à bord de son yacht le Southern Cross. Elle a été retrouvée étranglée dans une écurie près du canal latéral à la Marne. La présence de cette belle femme élégante dans le monde rude des mariniers, des pilotes et des éclusiers intrigue le commissaire, qui va patiemment reconstituer l’histoire de Mary et remonter à un mari trahi et abandonné alors qu’il se trouvait dans une situation précaire. Un homme respectable et qui a cru trouver la paix en s'inventant une nouvelle vie le long des canaux et qui la tue quand le hasard la lui fait retrouver des des années plus tard.
On a vu que l'histoire a pour cadre des paysages sinistres, battus par la pluie, où les hommes pataugent dans la boue des chemins de halage. Pourtant, bien qu’il doive affronter les éléments et parcourir à bicyclette sous une pluie incessante les soixante-huit kilomètres du chemin de halage le long du canal de Dizy à Vitry-le-François, Maigret est à son aise dans ce monde d'hommes travaillant dur et de femmes ne mâchant pas non plus leur peine1. A bord des péniches ou dans les caboulots qui jalonnent le canal, il les observe, les écoute et parvient à les faire parler. Cet intérêt pour ces gens humbles contraste avec le mépris qu’il éprouve pour les occupants du Southern Cross, de riches étrangers menant une vie d’oisiveté et de débauche. Deux univers que tout oppose : le monde de labeur des mariniers et la vie insouciante des occupants du yacht ; la paille de l’écurie de la Providence et la cabine du yacht qui sent « le bar, le boudoir et l’alcôve » ; le whisky du colonel et le rhum ou le gros rouge que l’on boit sur le pouce dans les buvettes ; la solidarité et la complicité des femmes et des hommes des canaux et l’égoïsme de Lampson et de ses amis.
L'intrigue autour de l'amour partagé puis trahi et de la vengeance aurait pu n'être qu'un banal mélodrame. La compréhension qu'a Maigret des êtres et la compassion dont il sait faire preuve lui donnent une toute autre tonalité. Même si, incapable de changer le cours du destin, il ne peut qu'assister impuissant à la tragédie finale.
Des êtres charmants, dont le premier mouvement est toujours bon, voire théâtral… Ils sont tous pétris de bonnes intentions…
Seulement la vie, avec ses lâchetés, ses compromissions, ses besoins impérieux, est la plus puissante… (2007-I : 231)
Alors, il ne reste que la douleur d'une brave femme qui tient la main d'un mourant. Et une dernière phrase pour résumer le drame : « Et les mariniers s’en étaient allés en ville, commander des vêtements de deuil. »
1 Le roman est très précis dans la description du monde des canaux, des règles de navigation, des passages des écluses, etc.
Georges Simenon, Le charretier de La Providence © Fayard, 1931 et Omnibus, 2007.