Quatre raisons de lire ou de relire Maigret et la jeune morte :
1 - Georges Simenon réintroduit le personnage de l’inspecteur Lognon, évoqué Maigret Lognon et les gangsters et Maigret et l’inspecteur malgracieux avec le même schéma de départ : Lognon se rend sur les lieux d’un crime commis dans son secteur mais c’est Maigret qui se charge parallèlement de l’enquête. Comme dans la nouvelle, le roman commence par une évocation des appels à Police-secours avant de s’attarder sur un portrait de l’inspecteur : caractère, habillement, logement, épouse… Comme si Simenon, depuis le lointain Connecticut, voulait revenir sur un personnage récurrent de son œuvre : un homme un peu ridicule dans son comportement, mal dans sa peau mais attachant. Qui plus est l’un des meilleurs inspecteurs de la PJ, apprécié du commissaire : « C’est dommage. Non seulement il était intelligent, mais c’était un des hommes les plus consciencieux de la police métropolitaine. » Simenon met par ailleurs en opposition les méthodes des deux policiers, qui se retrouvent souvent sur les mêmes lieux clés de l’enquête tout en n'ayant pas suivi le même chemin.
2 - Maigret et la jeune morte est un vrai roman de procédure, anticipant ce que l’on trouvera plus tard chez Ed McBain ou Hennig Mankell. L’enquête sur la jeune inconnue, retrouvée morte dans le quartier Saint-Georges1, mobilise toute la P.J. : interrogatoires des voisins et de inévitables concierge2, mise à contribution des collègues de la mondaine et du commissariat de Nice (et même du FBI), analyse scientifique des indices, recherches auprès des témoins (logeuse, commerçants, cafés). Tout cela permet à Maigret de se faire une idée de l’apparence de la victime avant sa mort et de comprendre qui elle est réellement : « … aucun cours dans la police n'apprend à se mettre dans la peau d'une jeune fille, élevée à Nice, par une mère à moitié folle. »
3 - Résultat de ce qui précède, Maigret, sensible à tous les détails et secondé par son équipe, reconstitue patiemment et à petites touches la vie de Louise ainsi que sa personnalité : « …une image commençait à se dessiner, qui restait encore assez schématique ». Il apprend ainsi à connaître la jeune femme, reconstitue son parcours et peut confondre les coupables.
Parallèlement, Lognon enquête sans ménager sa peine (« … en mettant toutes ces allées et venues bout à bout, cela représentait un nombre impressionnant de kilomètres. ») dans un quartier qu’il connaît parfaitement, puis dans Paris et jusqu’à Bruxelles, mais obtient peu de résultats car le travail de terrain importe moins ici que l’analyse du comportement de la jeune fille à laquelle se livre Maigret.
Dans Combat du 29 juillet 1954, Thomas Narcejac écrivait :
Simenon a su, le premier peut-être, et avec une extraordinaire perspicacité, exprimer les rapports nécessaires qui unissent telle mentalité avec telle conduite concrète. À partir d’un caractère, en soi banal, il embrasse d’un coup d’œil les gestes, les actes, les paroles et, par la suite, les événements qui vont devenir le chiffre de ce caractère, qui vont traduire son destin. Et il écrit l’histoire d’une vie, la seule histoire qui soit adaptée à un personnage donné.
Il ajoutait :
Simenon n’est ni psychologique, ni métaphysicien, ni profond, ni habile. Mais il est le seul écrivain qui ait clairement compris, avec Sartre, que le caractère d’un individu ne fait qu’un avec son histoire.
4 - Le roman oppose les espaces ouverts (rues, jardins, squares) et fermés (boutiques, loges, bars, appartements) comme l'explique Dominique Meyer‑Bolzinger dans Les itinéraires parisiens du commissaire Maigret (Géographie et culture, 200) :
Dans Maigret et la jeune morte, cette bipartition spatiale est renforcée d’une répartition sexuée. Aux hommes les espaces ouverts, le mouvement, l’extérieur ; aux femmes les espaces clos, l’immobilité, l’intérieur. D’un côté Maigret et ses inspecteurs qui arpentent le quartier à la recherche d’informations, les chauffeurs de taxi, et le père escroc revenu d’Amérique ; de l’autre la logeuse, la concierge et la standardiste, fonctionnellement recluses, mais aussi Mme Maigret dans son appartement, Irène dans sa boutique, et la pension de vieilles femmes à Nice.
Ce qui conduit Maigret à être mentalement omniprésent :
On aurait pu croire qu’il était de mauvaise humeur, mais ceux qui le connaissaient savaient que ce n’était pas le cas. Seulement, il était partout à la fois, dans l’appartement de la veuve de la rue de Clichy, chez la marchande de robes de la rue de Douai, sur le banc de la place de la Trinité, à Nice maintenant, à imaginer une gamine chez une marchande de poissons. (2007 - VI : 423)
Maigret et la jeune morte raconte une histoire simple de tentative d’escroquerie qui tourne mal. Un roman qui pourrait être secondaire dans la série des Maigret mais qui prend tout son intérêt si l’on garde à l’esprit ce qui précède. Un roman particulièrement attachant par l’empathie que Maigret va ressentir pour la jeune morte, cette Louise vue pour la première fois allongée sur un trottoir parisien et dont il va peu à peu reconstituer la personnalité et le parcours.
- Le corps de Louise est retrouvé place Vintimille, aujourd’hui place Adolphe-Max. Il est surprenant que Simenon ait conservé cette appellation car le changement de nom date de 1940 alors que le roman est censé se situer après la guerre.
- La concierge, parfois dénommée pipelette ou bignole, personnage éminemment parisien, joue un grand rôle dans les romans policiers et chez Simenon. Souvent peu aimable voire acariâtre, parfois avenante et jolie – Maigret et la jeune morte propose les deux types – elle fournit une multitude de renseignements sur les habitants de l’immeuble où elle travaille, leurs habitudes, leurs fréquentations… Devenue gardienne d’immeuble, sa fonction a changé : les boites aux lettres ont remplacé la distribution du courrier, les digicodes et les interphones lui évitent d’ouvrir la porte aux occupants et à leurs visiteurs (Cordon s’il vous plait !), des sociétés spécialisées se chargent du nettoyage (la concierge n’est plus dans l’escalier) et le paiement du loyer (le terme) se fait par chèque ou virement. L'environnement devient plus anonyme et la concierge, gardienne de la moralité de l’immeuble, ne surveille plus les occupants, rendant les informations plus difficiles à obtenir.
Georges Simenon - Maigret et la jeune morte © Presses de la Cité, 1954 et Omnibus, 2007.