Dernier roman écrit aux Etats-Unis par Georges Simenon, Maigret et le corps sans tête raconte l’enquête toute en finesse d’un Maigret qui ne dispose d’aucun indice après qu’un corps démembré et sans tête ait été repêché dans le canal Saint-Martin, et qui va devoir compter sur son intuition et son intime conviction pour avancer. Une enquête au cours de laquelle il rencontre Aline Calas, la patronne d’un bistrot quai de Valmy au bord du canal, une femme distante, souvent agressive, qui s'adonne à la boisson et se donne à tout un chacun, toute au désir de choquer et de rejeter les avantages matériels que lui a donnés sa naissance : « A cause de la boisson, elle vivait dans un monde à part et n’avait que des contacts indifférents avec la réalité. »
Aline Calas est l'un des personnages féminins les plus achevés dans l’œuvre de Simenon. La personnalité énigmatique de cette femme immobile et résignée, dont le mari, Omer Calas, pourrait bien être l’inconnu dont le corps a été retrouvé, suscite immédiatement l’intérêt de Maigret et le conduit à avoir une relation particulière avec elle, une relation allant jusqu'à l’emprise :
De là venait le malaise ressenti tout à l'heure par Lapointe. Il s'agissait moins d'une enquête de la police pour découvrir un coupable que d'une affaire personnelle entre Maigret et cette femme. Ce qui ne se rapportait pas directement à elle n’intéressait que médiocrement le commissaire. (2007-VI : 676)
Une attirance pour des personnages complexes et ambigus que l'on retrouve par exemple dans Chez les Flamands par exemple avec Anna Peeters ou dans L'écluse N° 1 avec Emile Ducrau.
Le commissaire va quasiment s’installer dans le bistrot des Calas – « Il restait seul dans le petit café comme s'il en était le propriétaire, et l'idée l'amusa tellement qu'il se glissa derrière le comptoir » – et procéder par petites touches pour arracher à Aline des éléments de sa vie. A défaut d'être cette fois-ci un « raccommodeur de destinées », au moins parviendra-t-il à mieux comprendre ce que cache cette femme mutique.
Curieusement, d'ailleurs, dans sa carrière de policier, il lui était arrivé assez souvent de remettre à leur vraie place des gens que les hasards de la vie avaient aiguillé dans une mauvaise direction. Plus curieusement, au cours des dernières années, une profession était née, qui ressemblait quelque peu à celle qu'il avait imaginée : le psychanalyste, qui s'efforce de révéler à un homme sa vraie personnalité. (2007-VI : 640)
Cette complicité – « Elle aussi comprenait le commissaire. C’était comme s’ils avaient été tous les deux de la même force, plus exactement comme s’ils possédaient l’un et l’autre la même expérience de la vie. » – lui permet de reconstruire une partie de la personnalité et de la vie d'Aline, avant que maître Canonge, le notaire du village dont elle est originaire, ne vienne apporter les éléments manquants.
Il savait exactement à quel point elle était descendue. Ce qu’il ignorait encore, c’est d’où elle était partie pour en arriver là. Répondrait-elle avec la même sincérité aux questions sur son passé ? (2007-VI : 650)
Maigret et le corps sans tête est l’histoire du déclassement volontaire, systématique, d’une femme qui refuse sa condition première et se révolte contre son milieu familial pour vivre ce qu’elle pense être sa vraie vie : une vie qui se résume pendant plus de vingt ans à une existence triste et solitaire parfaitement assumée. Jusqu'à ce qu'un événement imprévu la bouleverse et conduise au drame.
Dans ce roman à la parfaite unité de lieu (canal Saint-Martin, gare de l'Est, hôpital Saint-Louis), on retrouve des thèmes et des endroits chers à Maigret : le monde des mariniers avec la péniche Les deux frères, un nom que l'on retrouve dans Le charretier de la Providence et, en flamand, dans Maigret et les témoins récalcitrants ; le canal Saint-Martin, qui traverse un quartier alors populaire, fréquenté par des artisans, des mariniers attendant l’éclusée, des infirmiers de l’hôpital tout proche et quelques filles une fois la nuit tombée.
Les gares de Paris sont aussi très présentes : Montparnasse, d'où partent les trains pour Poitiers où Omer Calas est censé se rendre ; la gare de l'Est et la consigne où a été déposée sa valise ; la gare d'Austerlitz où arrive le train de maître Canonge et la gare d'Orsay, près de laquelle se trouve son hôtel.
Georges Simenon, Maigret et le corps sans tête © Presses de la Cité, 1955 et Omnibus, 2007.