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Rien ne laisse penser au début de La nuit du carrefour que l’intrigue et l’enquête vont tourner autour des trafics et des recels. L’histoire commence en effet de façon mystérieuse, avec l’interrogatoire au quai des Orfèvres d’un décorateur danois, Carl Andersen, après que la police ait découvert le corps d’Isaac Goldberg, un diamantaire juif anversois, dans une voiture stationnée dans son garage. Celle-ci appartient à un des voisin d'Andersen, Emile Michonnet, qui constate que c'est dans son propre garage qu'est garé le véhicule du Danois. Faute de preuves, celui-ci est relâché et Maigret se rend sur les lieux. Peu de temps après son arrivée, l’épouse de Goldberg, venue en urgence, est assassinée à son tour sous les yeux du commissaire.

Le roman se déroule en Ile-de-France, à un croisement du côté d’Arpajon au nom accueillant de Carrefour des Trois Veuves. Pas un village mais trois maisons, « trois groupes, trois camps » : un garage avec sa « pompe à essence » tenu par Oscar, un ancien boxeur, « faubourien et jovial » ; la maison délabrée qu’occupent Carl Andersen et sa sœur Else ; le pavillon en meulière des Michonnet, un assureur et sa femme. Un environnement triste, en pleine campagne, que seul vient troubler le flot incessant des véhicules, voitures rapides et camions « faisant les halles », qui s’arrêtent parfois pour faire le plein.

Le garage tient dans l’histoire un rôle fondamental, tout comme les véhicules qui s’y arrêtent. Simenon accumule les détails, précisant les marques et les cylindrées, décrivant la lumière des phares et des feux rouges arrières. Comme le résume Oscar : « Ce qui passionne, dans cette histoire, ce sont les bagnoles… Car, au fond, c’est une affaire de bagnoles… » (2007-I : 738).  

La route, sous lui, était comme une coulée d'encre qui, au passage des voitures, avait des reflets lunaires. On apercevait les phares très loin, à dix kilomètres de distance peut-être. Puis c'était soudain une sorte de cyclone, une aspiration d'air, un vrombissement, un petit feu rouge qui s'éloignait. (2007-I : 754)

La nuit du carrefour.

Ces détails viennent souligner ce qu’il y a d’irrationnel pour les occupants des trois maisons à vivre à un endroit sans attrait ni confort qui n’est qu’un lieu de passage. D’autant que, à part le pavillon des Michonnet, « style villa, avec un étroit jardin, entouré de grillages hauts de deux mètres », les autres bâtiments ne paient pas de mine. En particulier l’intérieur de la maison décrépie des Andersen : « C’était plus que du désordre. C’était sordide ». Pourtant une pièce dénote, la chambre d’Else, richement meublée, à l’atmosphère chargée d’un érotisme baudelairien : le linge de soie, le peignoir rouge grenat, le clair-obscur créé par les persiennes, le lit défait…

Les persiennes étaient closes. Mais les lattes horizontales laissaient jaillir de larges faisceaux de soleil.

Si bien que toute la chambre était un puzzle d’ombre et de lumière. Les murs, les objets, le visage d’Else lui-même étaient comme découpés en tranches lumineuses.

A cela s’ajoutait le parfum lourd de la jeune femme et d’autres détails imprécis, du linge de soie jeté sur une bergère, une cigarette orientale qui brûlait dans un bol de porcelaine, sur un guéridon de laque. Else, enfin, en peignoir grenat, étendue sur le velours noir du divan. (2007-I : 730)

C’est dans cette pièce que Maigret est presque pris au piège d’une séductrice. Contrairement à ses réactions face à des femmes qui l’intriguent (Aline Calas dans Maigret et le corps sans tête ou Nathalie Sabin-Lévesque dans Maigret et Monsieur Charles), il semble ici comme hypnotisé par la jeune femme qu’il interroge, « parée de ce que les cinéastes américains nomment le sex appeal. » (2007-I : 742). Une sensation qui renforce celle éprouvée lors de leur première encontre : « Elle avançait comme la vedette d’un film ou, mieux, comme la femme idéale d’un rêve d’adolescent » (2007-I : 712). Simenon est-il ici influencé par des auteurs ou cinéastes d’Outre-Atlantique ? Toujours est-il qu’il crée avec Else un magnifique personnage de « femme fatale » dans la tradition du roman noir, une femme que le brigadier Lucas qualifie de « venimeuse » et qu'un autre protagoniste compare à une vipère dont il faut écraser la tête.

Mais Maigret n’est pas Philip Marlowe et son acharnement à découvrir la vérité reprend vite le dessus. Après le meurtre de l’épouse de Goldberg, d’autres événements dramatiques se succèdent et le commissaire comprend que les habitants du Carrefour des Trois Veuves sont impliqués à des degrés divers dans une affaire de trafic d’objets volés et de drogue et que la cupidité les a conduits à étendre leurs activités, quitte à aller jusqu’au meurtre.

Au final, La nuit du carrefour, par sa description des ambiances et grâce à des personnages finement étudiés, est beaucoup plus qu’un roman du milieu. Simenon n’a pourtant pas lésiné sur les péripéties et les scènes d’action, allant jusqu’à faire jouer au commissaire un rôle inhabituel : il force les serrures, enfonce les portes, saute dans un puits pour mettre fin à une bagarre, se sert de son pistolet… Le roman est certainement celui de la série où l’on tire le plus de coups de feu ! De là à dire que La nuit du carrefour serait le seul roman noir de Simenon ?

Le roman est un des Maigret qui a le plus séduit les réalisateurs. Outre le film de Jean Renoir, sorti en 1932, un an après la parution du roman, on compte six adaptations pour la télévision, en France, au Québec et en Angleterre. La plus récente, Maigret’s night at the Crossroads, avec Rowan Atkinson, a été diffusée en 2017.

Georges Simenon, La nuit du carrefour© Paris, Fayard, 1931 et Omnibus, 2007.

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Tag(s) : #1931, #Gangsters et milieu, #Fayard, #Banlieue
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