Avant son exécution, Jean Lenoir confie à Maigret avoir été témoin d'un crime il y a plusieurs années, à la suite de quoi il a fait chanter avec un complice l'assassin durant deux ans. Un assassin qu’il affirme avoir revu avant son arrestation et sa condamnation dans une auberge des bords de Seine. Un peu plus tard, le hasard conduit le commissaire à la guinguette à deux sous, à Morsang-sur-Seine, où se retrouvent le week-end des familles aisées de commerçants et de médecins. Maigret, qui reste vague sur sa profession, est accepté dans le groupe.
Il s'aperçoit vite que la gaité et la frivolité des habitués dissimulent bien des secrets. Les relations extra-conjugales, en particulier, sont courantes et l’aisance matérielle n’est pour certains qu’une façade. Pris en charge par James, un Anglais travaillant dans une banque parisienne, le commissaire apprend à connaître cette micro-société, surtout Marcel Basso, un important grossiste en charbon, et Feinstein, un commerçant, dont la femme est la maitresse de Basso. Quand Feinstein est tué d’un coup de revolver, Maigret se charge de l’enquête et, en recoupant les confidences de Lenoir avec ses observations, fait le lien avec une ancienne affaire non élucidée, l’assassinat d’un brocanteur juif, usurier à l’occasion, dans sa boutique du Marais. Serait-ce le crime dont Lenoir a été témoin ?
Simenon utilise ici le procédé, peu courant lorsqu'il il écrivait le roman en 1931, de l'enquête sur un crime lié à une affaire ancienne classée sans suite (cold case). Bien construit autour d'une intrigue crédible, La guinguette à deux sous vaut surtout par le microcosme qu'analyse le romancier, constitué de membres de la petite et de la moyenne bourgeoisie, amateurs de déjeuners et d’activités nautiques sur les bords de Seine. Alors que l’insouciance règne entre les deux guerres, il évoque une certaine joie de vivre mais aussi une société où l’argent tient une place centrale, au point de mener certains à commettre des crimes quand il vient à manquer.
Dans un récit qui mêle deux affaires que six ans séparent, la présence du commissaire parmi des gens qui ne lui ressemblent en rien est décrite avec humour, Maigret en costume de ville sombre dénotant au milieu des maillots rayés et des canotiers. On le retrouve dans une situation similaire dans Liberty Bar et Mon ami Maigret. Il n’en est alors que plus frappant que James, l’un des principaux protagonistes, s’accroche à lui comme à une bouée et le prenne comme compagnon de boisson, à Morsang et aussi à Paris. Une certaine connivence s’établit entre les deux hommes et leur dernière conversation, particulièrement émouvante, sonne comme une confession : « Il le tutoyait. Il l’aimait comme un ami qui allait le délivrer de lui-même » (2007-II : 340).
On sort de la lecture de La guinguette à deux sous un peu sonné, avec une forte impression de gâchis. Le monde que découvre Maigret à Morsang n’est finalement qu’une façade et les êtres qui le composent ne vivent que dans l’illusion. Comme pour la fausse noce campagnarde qu’ils organisent au début du roman, tout n’est ici qu’artifice et décor fragile. A l’image de l’appartement dans lequel James reçoit Maigret :
Cela faisait très frais, très pimpant. Mais on avait l’impression que tout cela manquait de solidité, qu’il était dangereux de s’appuyer aux murs fragiles et que les peintures au ripolin n’étaient pas sèches. (2007-II : 293)
Fragile comme des existences qui basculent en quelques instants :
Est-ce bête ! Résultat : un mort et toute une famille qui est fichue ! Et toute la machine sociale qui se met en mouvement ! Les journaux qui s’en occupent. (2007-II : 296)
Le contraste avec l'ambiance familiale paisible que retrouve le commissaire quand il rejoint Mme Maigret en Alsace n'en est que plus saisissant.
Georges Simenon, La guinguette à deux sous © Paris, Fayard, 1931 et Omnibus, 2007.