« Cela commença par une sensation de vacances. ». Dès la première ligne de Liberty Bar, le ton est donné avec l’évocation des chapeaux de paille, des cactus, des palmiers, d’un pan de mer bleue… Mais cette Côte d’Azur de carte postale n'impressionne pas longtemps Maigret, venu de Paris à Antibes pour enquêter discrètement sur le meurtre de William Brown, un Australien qui aurait été lié pendant la guerre avec le deuxième bureau, le service en charge du renseignement. Menant ses recherches sans se préoccuper de l’opinion de ses collègues sur place, le commissaire est vite confronté à une toute autre réalité que celle des villas élégantes de la Riviera. Fidèle à sa méthode, il va reconstituer la personnalité et le parcours de Brown et découvrir un homme désœuvré sous la coupe de sa maîtresse et de la mère de celle-ci, qui se réfugiait régulièrement au Liberty Bar, un bouge sinistre d’un quartier populaire de Cannes où il se sentait vraiment chez lui.
– Il a déniché un bistrot et une bonne vieille qui buvait avec lui…
– Qui buvait ?
– Oui ! Quand ils avaient bu, ils voyaient le monde autrement… Ils en étaient le centre… Ils se racontaient des histoires… (2007-III : 104)
Comme cela lui arrive souvent, Maigret s'attache à la victime, « …un type que le commissaire avait envie de connaître davantage et qui l'intriguait. ». Sa démarche le conduit à prendre peu à peu possession du Liberty Bar, allant, comme il le fera dans Maigret et son mort, jusqu’à servir un client. Il va ainsi réussir à gagner la confiance des personnages dignes de Francis Carco qui y vivent, en particulier la vieille Jaja, une ancienne prostituée à qui appartient le bar.
– Vous me faites penser à William… C'était sa place… Lui aussi posait sa pipe à côté de son assiette pour manger… Il avait les mêmes épaules… Savez-vous qui vous lui ressemblez? (2007-III : 78)
Que Brown ait été victime d'un crime sordide, d'un drame passionnel ou d'un règlement de compte, cela importe finalement peu. Liberty Bar est un roman sombre sur la solitude et la jalousie, dans lequel on retrouve le thème récurrent chez Simenon de la double vie : Brown et ses amis du petit bar ne font-ils pas partie du cercle des faibles et des malheureux qui trouvent refuge dans un autre monde? Ce qui conduit Maigret à faire preuve de sollicitude, à comprendre et à ne pas juger. Et à quoi bon convoquer la justice des hommes quand la vie se charge de leur destin?
Par ailleurs, le roman est tout en oppositions : le jouisseur William Brown et son fils rigide ; la vieille Jaja et sa jeune protégée ; les deux duos de femmes autour de Brown ; la blancheur de la côte et la noirceur du Liberty Bar ; la lumière et l’ombre… Maigret n’y échappe pas, avec son costume sombre et son chapeau melon (nous sommes entre les deux guerres) contrastant avec la tenue claire et la fleur à la boutonnière du Méditerranéen Boutigues, l’inspecteur inconsistant venu l’accueillir à sa descente du train.
C’était l’heure rose, équivoque, où les moiteurs du soleil couchant se dissipent dans la fraicheur de la nuit proche. Maigret sortait du Liberty Bar comme on sort d’un mauvais lieu, les mains enfoncées dans les poches, le chapeau sur les yeux. Pourtant, après une dizaine de pas, il éprouva le besoin de se retourner, comme pour s’assurer de la réalité de cette atmosphère qu’il quittait. (2007- III:37-38)
Liberty Bar se clôt sur une conversation surréaliste chez les Maigret, dans laquelle le commissaire, autour d’un plat de morue à la crème, essaie de résumer l’affaire à sa femme :
– Je commence à comprendre !
– Rien du tout… Passe-moi la sauce… Il y a trop peu d’oignons.
– Ce sont les oignons de Paris qui n’ont aucun goût… J’en ai mis une livre… Continue… (2007- III: 103-104)
Est-ce le bonheur de savourer la cuisine de Mme Maigret (« Cette morue est une merveille ») ou le soulagement d’avoir su régler l'affaire au mieux (« On m’avait dit Surtout pas d’histoires. »), toujours est-il que le discours est particulièrement décousu et que plus il avance, plus Madame Maigret s'y perd. Tout est si simple pourtant : « C’est tout !... On n’en parlera plus… Une pauvre histoire d’amour qui a tourné mal… ».
NB : Pour les amateurs de séries inspirées des enquêtes de Maigret, signalons que Liberty Bar fut la première apparition du commissaire à la télévision française, dans un téléfilm réalisé en 1960 par Jean-Marie Coldefy, avec Louis Arbessier dans le rôle de Maigret.
Georges Simenon, Liberty Bar © Paris, Fayard, 1932 et Omnibus,, 2007.