A partir d’une affaire banale – un inconnu tué d’un coup de couteau – Simenon construit un roman aux détours imprévus : l’errance d’un homme qui se sait poursuivi et va de café en brasserie d’où il essaie de contacter la police pour demander de l’aide ; la découverte d’un corps qui s’avère être celui du mystérieux interlocuteur ; la reconstitution d’une vie par Maigret qui va jusqu’à prendre possession des lieux où vivait la victime pour s’en imprégner davantage ; un deuxième meurtre qui permet de relier deux affaires que rien ne rapproche a priori ; une opération d’envergure et le quadrillage d’un quartier pour traquer et mettre une bande de criminels hors d’état de nuire. Jusqu’à l’explication finale.
L'action du roman commence entre Châtelet et Bastille, se poursuit quai de Charenton avant de se terminer dans un Marais bien différent de celui d'aujourd’hui. Ses points forts sont une construction complexe et la manière dont Maigret procède pour d’abord identifier « son mort » avant de dénouer les fils de l’intrigue. On sait que la méthode Maigret, bien que le commissaire se défende d’en avoir une, consiste à entrer dans la vie de la victime pour tenter de reconstituer ce qu’elle a pu être. Cette approche instinctive se retrouve dans Maigret et la jeune morte comme dans Maigret et le corps sans tête. Mais ici le commissaire va plus loin puisque il en arrive à prendre quasiment possession du corps de l’inconnu : « On eût dit que le corps lui appartenait, que ce mort-là était son mort. » C’est alors un Maigret encore plus présent sur le terrain que d’habitude qui enquête.
De bistrots en brasseries – l’occasion de boire un demi ou de manger une choucroute – à pied ou en taxi, il arpente Paris, frappe aux portes, interroge et essaie de comprendre. Il n’est pourtant pas seul : l’enquête s’appuie sur deux personnages récurrents de l’œuvre, Moers de l’identité judiciaire et le Dr Paul, le légiste, et mobilise de nombreux policiers. Maigret doit même collaborer avec son collègue de la Sûreté et se montrer patient avec le juge Cornéliau, son meilleur ennemi, à qui il fera une démonstration magistrale de ses capacités d’analyse dans un dialogue d’anthologie au cours de laquelle le magistrat apprendra ce qu’est une Suze, le PMU et ce que veut dire « travailler dans la limonade » !
S’il s’identifie à la victime et la considère avec empathie, l’attitude de Maigret est toute autre quand l’enquête s’oriente vers les activités d’une bande de tueurs, des étrangers en situation irrégulière, ici des Tchèques, qu’il ira débusquer dans les ruelles populeuses du Marais, parmi une population de « pauvres bougres » : « On trouvait de tout parmi eux : un interdit de séjour, des souteneurs, de fausses cartes d’identité, comme toujours, des Polonais, des Italiens qui n’étaient pas en règle. »
Les interrogatoires qu’il fait subir au patron d’un hôtel misérable de la rue du Roi-de-Sicile et à l’une des membres de la bande qui vient juste d’accoucher sont durs, le ton est autoritaire, voire menaçant. Fait rare, Maigret manifeste une violence non contenue face à des tueurs décrits comme des bêtes, des fauves sans pitié pour leurs victimes qu’ils ont torturées pour les dépouiller avant de les tuer.
Maigret est son mort est un roman composite mêlant une enquête minutieuse (qui est l’homme retrouvé mort sur la place de la Concorde, pourquoi a-t-il été tué?), la description de mondes que tout oppose (l’habitat sordide des membres de la bande des Tchèques, le petit bistrot du quai de Charenton, l’appartement douillet et protecteur du boulevard Richard Lenoir, le clinquant des Folies Bergère), l’action (des planques, des filatures, une rafle impressionnante dans le Marais) et des dialogues savoureux entre Maigret et Cornéliau. Que retenir de tout cela ? Un exercice intellectuel brillant autour d’une histoire de hasard malheureux qui conduit à une mort inutile. Un monde de femmes et d’hommes sans scrupules, à l’animalité et à la sauvagerie inouïes, où pourtant émerge un peu d’humanité quand Maigret tente de préserver l’avenir d’un bébé, un « nouveau petit d’homme » qui ne connaîtra certainement jamais sa mère.
Georges Simenon, Maigret et son mort, © Presses de la Cité, 1948 et Omnibus, 2007.