Nombreux sont ceux qui avaient des raisons de se débarrasser d’Oscar Chabut, le riche patron des Vins des moines, assassiné alors qu’il sortait d’une maison de rendez-vous où il venait de passer quelques heures en compagnie d’une de ses nombreuses liaisons : des maris jaloux mais aussi des concurrents que Chabut n’avait pas hésiter à ruiner en développant son affaire. Pourtant, Maigret doit vite abandonner la piste passionnelle comme celle de la vengeance commerciale. L’affaire piétine et c’est le meurtrier, après un jeu de chat et la souris, qui vient se livrer de lui-même.
Maigret et le marchand de vin se fonde sur l’analyse profonde de deux personnages : Chabut, la victime, un homme fruste n’ayant jamais pu se départir d’une certaine timidité et qui ne sait affirmer son autorité qu’en dominant les femmes comme les hommes, voire en les humiliant, et son meurtrier, intelligent mais falot et sans grande envergure. Les femmes jouent ici un rôle essentiel : dominées par un Chabut qui les collectionne pour ainsi dire et les traite avec cynisme, dominatrice chez la femme de son assassin. Deux anti-héros en quelques sorte, ce qui conduit Maigret à se demander qui est la véritable victime dans cette affaire. Il lui faudra pourtant aller jusqu’au bout de l’enquête et laisser de côté la sympathie, et peut-être la pitié, qu’il éprouve pour le meurtrier de Chabut.
Le roman est construit en oppositions : entre le temps détestable de décembre et l’intérieur douillet de l’appartement du boulevard Richard-Lenoir où Maigret se réfugie plus souvent qu’à son habitude pour soigner un rhume tenace ; entre le monde que fréquente Chabut sans vraiment en faire partie et celui de son meurtrier, petit employé humble subissant les incessants reproches d’une épouse oisive, à qui il n’ose pas avouer qu’il a perdu son emploi (comme dans Maigret et l’homme du banc) ; entre deux hommes, l'un à la vie marquée par une ascension sociale fulgurante et l'autre « au bout de son rouleau » réduit à décharger des cageots et à trouver refuge dans les hôtels les plus minables du quartier des Halles.
Il existe ainsi à Paris des milliers d’êtres qui ne se classent dans aucune catégorie. Certains glissent inexorablement vers le bas et on les retrouvera sur les quais, à moins qu’ils ne se suicident.
D’autres se raccrochent, serrent les dents, et il arrive qu’ils remontent à la surface, surtout si quelqu’un leur tend une main secourable. (2008 – IX : 440)
Dans Maigret et le marchand de vin, le commissaire, qui avoue avoir « rarement vu autant de personnages peu ragoûtants dans une seule enquête», compose avec un univers qui n’attire guère sa sympathie, celui de la bonne société, cette « bourgeoisie opulente » au contact de laquelle il se sent « gauche et emprunté ». Une société de médecins, d’avocats, d’éditeurs et de politiciens pour qui l’adultère n’est qu’un amusement comme un autre :
Je savais bien que vous ne comprendriez pas. Vous en revenez toujours à la bonne vieille morale bourgeoise qui n’a pas cours dans notre milieu. Pour nous, les rapports sexuels sont sans importance. (2008-IX : 433)
Fort du principe que « chacun de nous est plus ou moins à plaindre », il n’est pas surprenant que Maigret penche finalement plutôt du côté de celui qui a mis fin à l’existence d’un homme qu’il considérait comme une crapule et qui « n’hésitait pas à « sacrifier n’importe qui à son ambition et à sa folie des grandeurs » (2008-IX : 439). Il saura comprendre mais assumera sa tâche jusqu’au bout et l’inculpera.
Georges Simenon, Maigret et le marchand de vin © Presses de la Cité 1970 et Omnibus, 2008.