Dans Maigret et les braves gens, le commissaire retrouve Montparnasse – un quartier qui lui est familier depuis La tête d'un homme et Le charretier de la Providence – dans sa partie la plus paisible, la rue Notre-Dame-des-Champs avec ses immeubles bourgeois et ses couvents, « loin de l'agitation des brasseries de luxe du carrefour ». Un quartier fait pour les Josselin, un couple de retraités à l'abri du besoin vivant dans une atmosphère calme et feutrée, rythmée par les promenades au jardin du Luxembourg pour lui et la garde des petits-enfants pour elle. Qui pouvait donc en vouloir à René Josselin, tué de deux balles de revolver pendant que sa femme et leur fille étaient au théâtre ? La violence et le crime ne font pas partie de l’univers de ces braves gens sans histoire. Pourtant, une fois éliminé l’hypothèse du crime de rodeur, il faut bien trouver un mobile ou une raison, et donc un coupable.
Il y était habitué. Il devait s'y attendre. Il venait annoncer à Jouane que les journaux de l'après-midi parleraient sûrement de l'affaire. René Josselin avait été assassiné et les gens assassinés appartiennent automatiquement au domaine public. Dans quelques heures, la vie intime d’une famille serait exposée avec tous ses détails, vrais ou faux, et chacun aurait le droit d’émettre des hypothèses. (2007-VII : 909)
Si Maigret découvre rapidement qu’aucun des proches de cette famille respectable ne peut être suspecté, des détails lui laissent penser que meurtrier est un familier des lieux. Ce que confirme l’attitude de la famille : tous semblent savoir quelque chose mais tous se taisent. Face aux faux-fuyants et aux non-dits, il privilégie l’enquête de proximité mais ni la concierge, ni le médecin de famille et ni même les employés qui ont repris l’activité commerciale de Josselin ne lui apportent d’informations convaincantes. D’où un sentiment de malaise chez le commissaire qui, pour une fois, a du mal à se mettre à la place de ces gens qui pourraient être ses voisins de palier boulevard Richard-Lenoir. Il lui faudra faire du « porte à porte », solliciter les concierges et les serveurs de cafés et de brasseries pour trouver enfin une piste.
Il avait besoin de garder le contact avec la rue Notre-Dame-des-Champs. Certains prétendaient qu’il tenait à tout faire par lui-même, y compris les fastidieuses filatures, comme s’il n’avait pas confiance en ses inspecteurs. Ils ne comprenaient pas que c’était pour lui une nécessité de voir les gens vivre, d’essayer de se mettre à leur place. (2007-VII : 940)
Roman d’atmosphère, portrait d’une famille et des habitants de l’immeuble dans laquelle elle vit, Maigret et les braves gens n’est pas un cru exceptionnel si l’on s’en tient strictement à l’enquête policière, même si un certain suspense prévaut jusqu’aux dernières pages : Maigret ne joue pas à armes égales avec l’entourage de la victime qui a compris ce qui s’était passé mais reste silencieux pour des raisons qui tiennent à sa propre histoire. Après tout, les meilleures familles ont aussi leurs secrets. Cela n’empêche pas le commissaire de comprendre pourquoi René Josselin a été tué. Cet homme paisible devient ainsi malgré lui à la fois le personnage central du roman et la victime collatérale d’une malheureuse affaire de famille. En ce sens, Maigret et les braves gens est une brillante étude de mœurs et une analyse convaincante de ce que le sentiment de culpabilité peut vous obliger à taire.
Georges Simenon, Maigret et les braves gens, Paris © Presses de la Cité, 1962 et Omnibus, 2007.