Deux thèmes reviennent souvent dans la série des Maigret, la double vie (Maigret et l’homme du banc, Monsieur Gallet, décédé) et le déclassement (Maigret et l’homme tout seul, Maigret et le corps sans tête). Dans Maigret et le clochard, quand Jef Van Houtte, un marinier belge, retire de la Seine un homme grièvement blessé et informe la Police judicaire, Maigret est loin de penser que celui-ci, un clochard vivant sous le pont Marie, est un ancien médecin du nom de François Keller. Idéaliste, incapable d’accepter les conventions sociales de son milieu, celui que ses compagnons de misère appellent le Toubib est parti au Gabon soigner les démunis avant d’échouer sur les quais. Sans ressources, oublié de tous, sans contact avec celle qui est toujours sa femme et avec sa fille, il est difficile d’imaginer qui pouvait lui en vouloir au point de l’assommer avant de le jeter dans le fleuve. C’est en s’intéressant à la vie de Van Houtte que Maigret va peu à peu comprendre ce qui s’est passé.
Au-delà de l’intrigue policière et du thème du déclassement, Maigret et le clochard pose la question de la justice : l’asocial qu’est Keller, s’il sait parfaitement qui a voulu attenter à sa vie, ne peut se permettre de juger et encore moins de dénoncer. Il n’est donc guère surprenant que Maigret, dont on connait le peu de goût pour les tribunaux et les juges (Maigret aux assises, Une confidence de Maigret) ressent une réelle empathie pour l’ancien médecin devenu clochard : il y a chez Keller une grandeur d’âme qu’il admire. Et, faute de témoignage, il ne pourra pas poursuivre celui dont il est sûr de la culpabilité.
Maigret le regarda dans les yeux, gravement, pressentant que quelque chose allait suivre.
– La vie n’est facile pour personne… reprenait le clochard.
– La mort non plus…
– Ce qui est impossible, c’est de juger.
Ils se comprenaient.
– Merci… murmura le commissaire, qui savait enfin.
– De rien, je n’ai rien dit…
Et le Toubib d’ajouter, comme le Flamand :
– N’est-ce pas ?
Il n’avait rien dit en effet. Il refusait de juger. Il ne témoignerait pas. (2007-VIII : 208)
Bien que les événements qui constituent la trame de Maigret et le clochard soient dramatiques, le roman baigne dans une certaine gaité. Maigret est dans un milieu qu’il aime, les quais de la Seine avec leurs mariniers (Le charretier de la Providence, L’écluse n°1) et son humeur est rendue encore plus joyeuse par le printemps qui vient et par la douceur du temps : « Cela tenait sans doute à la qualité de l’air, à la luminosité, à son odeur, à son goût. ». Il passe donc pas mal de temps entre le quai des Orfèvres et le pont Marie à interroger les clochards et les occupants des péniches. Ses recherches le mèneront également à l’hôpital où Keller a été transporté, dans l’appartement de sa femme, une bourgeoise parvenue, et dans les bureaux du Palais de justice. Des lieux dans lesquels il ne se sent pas très à l’aise. Maigret mettra un terme à son enquête là où elle avait commencé, après un dernier entretien au port des Célestins avec Keller, où le clochard par choix a retrouvé son coin sous l’arche du pont Marie.
Georges Simenon, Maigret et le clochard © Paris, Presses de la cité, 1963 et Omnibus 2007