Maigret, à la retraite à Meung-sur-Loire, raconte sa vie, précisant d’emblée : « je ne suis pas fâché de l'occasion qui se présente de m'expliquer enfin sur mes accointances avec le nommé Simenon ». Les relations du romancier avec son personnage fétiche, dont il veut célébrer les vingt ans d’existence, font que Les mémoires de Maigret n’est pas un ouvrage comme les autres dans la série des enquêtes du commissaire. D'ailleurs, il n’y a pas d'enquête, seulement quelques souvenirs servant de repères biographiques et littéraires, comme la traque des Polonais de la rue de Birague (Stan le tueur) ou la mort de Torrence (Pietr le Letton).
L’intérêt des premiers chapitres est que Simenon, dans ses dialogues imaginaires avec un Maigret à qui il explique sa manière de faire, analyse subtilement les relations entre le créateur et la créature sortie de son imagination. Cela donne lieu à des échanges savoureux dans lesquels le romancier s’explique sur les libertés qu’il a prises avec la réalité pour créer le commissaire : « Faire plus vrai que nature, tout est là Eh bien ! moi je vous ai fait plus vrai que nature. » (2002-V : 150). Maigret, devenu ainsi un véritable personnage (héros) de roman se sert de l’écriture de ses mémoires pour se détacher du « Maigret de papier » et se comparer aux policiers qui l’ont précédé et ont laissé des témoignages par écrit sur leur métier. Citant Vidocq, Simenon écrit qu’il n’a « malheureusement pas laissé de souvenirs de sa main », ce qui est inexact puisque Les mémoires de Vidocq , parus en 1828, sont considérés comme ayant inspiré deux des premiers auteurs de romans policiers, William Wilkie Collins en Angleterre et Emile Gaboriau en France. Mais on sait que les enquêtes de Maigret ne portent pas sur les grandes affaires criminelles (il ne fait que citer Bonnot, Landru ou Sarret) mais sur celles qui « n’ont pas eu la vedette dans les journaux ». Nous sommes loin des histoires criminelles vraies (True crime) en vogue aujourd’hui.
Ce livre attachant vaut surtout par les précisions qu'il apporte sur la vie personnelle et professionnelle du commissaire. On y retrouve des souvenirs émouvants (la mort de sa mère par exemple) sur l’enfance et l’adolescence dans l’Allier évoquées dans L'affaire Saint Fiacre et les débuts de dans la police que raconte La première enquête de Maigret, sur la rencontre avec Louise, qui deviendra Mme Maigret, sur l’appartement du boulevard Richard Lenoir, etc. Les fonctions occupées par Maigret dans la police sont aussi l’occasion d’évoquer Paris, dont il connaît toutes les rues et celles et ceux qui les peuplent :
Il est peu de rues de Paris dans lesquelles je n’ai traîné mes semelles, l’œil aux aguets, et j’ai appris à connaître tout le petit peuple du trottoir, depuis le mendigot, le joueur d’orgue de Barbarie et la marchande de fleurs, jusqu’au spécialiste du bonneteau et la vieille ivrognesse qui coule la plupart de ses nuits dans les postes de police. (2007-V : 189)
Sans oublier les gares, celles qui font penser aux vacances comme la gare de Lyon ou Montparnasse, mais surtout la gare du Nord, « la plus froide, la plus affairée de toutes » qui représente pour Maigret la « lutte âpre et amère pour le pain quotidien » des travailleurs des mines et des usines, mais aussi le lieu de départ vers la Belgique de ceux qui doivent fuir Paris :
J’ai gardé de la gare du Nord un souvenir sinistre. Je ne sais pas pourquoi, je la revois toujours pleine de brouillard humide et gluant des petits matins, avec sa foule mal réveillée marchant en troupeau vers les voies ou vers la rue de Maubeuge.
Les échantillons d’humanité que j’y ai rencontrés sont parmi les plus désespérés, et certaines arrestations que j’y ai effectuées m’ont laissé plutôt un sentiment de remords qu’un sentiment de satisfaction professionnelle. (2007-V : 199)
Les mémoires sont aussi une réflexion sur le métier de policier qui est ici vu sous son vrai jour : Maigret mémoraliste s’attache à préciser ce qui différencie son véritable travail de policier, un fonctionnaire « en équilibre entre deux mondes » qui combat le crime au quotidien, des enquêtes dont il s’occupe dans les fictions de Simenon, « celles qui intéressent les romanciers ». D’où des précisions sur les règlements de comptes dans le milieu, les meurtres de prostituées, la traque des étrangers en situation irrégulière, le maintien de l’ordre (avec une mention des émeutes du 6 février 1934 qui firent plusieurs morts à Paris), alors que les références aux affaires que connaissent tous les lecteurs de Simenon ne sont qu’évoquées :
Je veux parler des crimes qui sont soudain commis dans les milieux où l’on s’y attendait le moins et qui sont comme l’aboutissement d’une longue et sourde fermentation.
Une rue quelconque, propre, cossue, à Paris ou ailleurs. Des gens qui ont une maison confortable, une vie familiale, une profession honorable. (2007-V : 210)
Ce qui amène Simenon à revenir sur un thème présent dans toutes la série : comment devient-on un criminel ?
Voyez-vous, monsieur le commissaire, les professionnels ne m’intéressent pas. Leur psychologie ne pose aucun problème. Ce sont des gens qui font leur métier, un point c’est tout.
– Qu’est-ce-qui vous intéresse ?
– Les autres. Ceux qui sont faits comme vous et moi et qui finissent, un beau jour, par tuer sans y être préparés.
– Il y en a très peu.
– Je sais. (2007-V : 140)
Les amateurs de romans policiers seront déçus, Les mémoires de Maigret les laissant sur leur faim quant à la résolution par le commissaire d’une intrigue criminelle. Par contre, les « maigretphiles » comme les nouveaux lecteurs y trouveront matière à réviser ou à découvrir la vie et la carrière de Maigret, qui, bien conscient du mépris de Simenon pour la chronologie, a tenté en vain de remettre les choses à leur place :
J’avais même l’intention, je l’avoue maintenant que j’y ai renoncé, d’établir grâce aux cahiers de coupures de journaux que ma femme a tenus à jour, une chronologie des principales affaires auxquelles j’ai été mêlé. (2007-V : 227)
Georges Simenon, Les mémoires de Maigret © Paris, Presses de la Cité, 1951 et Omnibus, 2007.