En 1934, après 19 romans parus chez Fayard, Georges Simenon mettait un terme aux aventures du commissaire Maigret dans un roman sobrement intitulé Maigret. Ce ne sera que la fin d'un premier cycle, Simenon ayant eu l'astuce de ne pas éliminer son héros, comme Conan Doyle l’avait fait avec Holmes. Avant Maigret revient en 1942, recueil de trois romans, Simenon écrivit plusieurs nouvelles entre 1936 et 1939, la plupart prépubliées dans des journaux ou périodiques avant d’être réunies dans Les nouvelles enquêtes de Maigret en 1944 chez Gallimard.
La première série comprend neuf textes courts : La Péniche aux deux pendus, L’Affaire du boulevard Beaumarchais, La Fenêtre ouverte, Monsieur Lundi, Jeumont, 51 minutes d’arrêt !, Peine de mort, Les Larmes de bougie, Rue Pigalle et Une erreur de Maigret. Tous ont été écrits à Neuilly-sur-Seine en octobre 1936 et prépubliés dans Paris Soir, Dimanche.
Grand romancier, Simenon fut aussi un très bon nouvelliste. Même si les textes figurant dans le recueil étaient des commandes d'un journal populaire du soir ou destinées à une collection d’histoires criminelles à bon marché, et que la rédaction de chaque série ne lui prit qu'un seul mois, il sut y mettre tout son talent et fournir en quelques pages à ses lecteurs un drame et une atmosphère, ce « dramatique quotidien » que définit Dominique Fernandez comme le « frottement sans gloire entre les êtres les plus communs. »
Dans les nouvelles qui suivent, Simenon présente Maigret comme s'il s’adressait à un public n’ayant jamais entendu parler du commissaire ou ayant oublié qui il était. Il plante ainsi les décors familiers (le bureau du quai des Orfèvres, Pigalle, une péniche, un petit village, une maison des beaux quartiers…), (ré)introduit les personnages (les inspecteurs, le docteur Paul, des truands, des notables…) et imagine des intrigues dont certaines rappellent des romans passés ou à venir.
L'Affaire du Boulevard Beaumarchais
Dans son bureau du quai des Orfèvre, Maigret interroge Nicole, la sœur de Louise Voivin, retrouvée morte chez elle le dimanche de la Toussaint. Son décès donne tous les signes d’un empoisonnement dû à l'absorption d'une forte dose de digitaline. Le mari et Nicole, sa maîtresse, sont les premiers suspects…
Le thème du triangle amoureux – le mari, l’épouse et la sœur de celle-ci – est au centre de L’affaire du boulevard Beaumarchais, une intrigue simple pour une conclusion qui ne l’est pas moins. Le thème sera repris par Simenon dans une autre nouvelle, Maigret et l’inspecteur malgracieux, et dans Les scrupules de Maigret en 1957.
« Une histoire banale de gens sans envergure. » : tout est dit sur le couple Voivin et sur la sœur. Des personnages que l’on ne remarque pas, ternes, qui vivent dans un « appartement bourgeois, confortable, qui aurait pu être gai ». Comme si le trio était en accord avec la pluie qui tombe sur Paris, un vrai temps de Toussaint. Portant, un peu de passion subsiste au milieu de toute cette tristesse.
L’intérêt de cette courte nouvelle est de reprendre pour les lecteurs de Paris-Soir-Dimanche le personnage du commissaire après Maigret (1934) et de fournir les éléments qui sont ou deviendront vite familiers. Ici, pas de travail de terrain, pas d’interrogatoire en direct. Tout se passe dans les locaux du quai des Orfèvres, pour un interrogatoire « à la chansonnette ».
On trouve dans L’affaire du boulevard Beaumarchais plusieurs éléments récurrents de la série : l’antichambre et son canapé recouvert de velours rouge, la cage de verre de l’huissier, le bureau de Maigret empli de fumée de pipe, le placard avec la bouteille de fine, les sandwiches et les bières que l’on fait monter de la Brasserie Dauphine… Le décor est planté, Les Nouvelles enquêtes de Maigret commencent.
La Péniche aux deux pendus
Une nuit, la péniche L'Astrolabe s’échoue contre le barrage de l’écluse du Coudray, sur la Seine. Une fois le bateau hors de danger, on trouve à l'intérieur Arthur et Emma Aerts, le marinier et sa jeune épouse, tous les deux pendus. Le chauffeur d’un remorqueur, amant d’Emma, est vite soupçonné…
Maigret retrouve le monde des mariniers et des canaux, que Simenon connaissait bien et qu’il a évoqué dans deux des meilleurs Maigret, Le charretier de la Providence et L’Ecluse n° 1. L’intrigue est plus simple ici mais l’ambiance est aussi bien décrite avec l’écluse et son épicerie-bistrot proche, les trains de péniches et leurs marins. Comme dans Le charretier de la Providence, L’astrolabe est une « écurie », une péniche tirée par deux chevaux qui restent à bord avec leur conducteur quand la journée et terminée.
Maigret n’est pas de très bonne humeur, peut-être parce qu’il a été désigné tardivement pour s’occuper de l’affaire, quand « il n’y avait aucun indice nouveau à recueillir ». Pourtant il mène son enquête avec un sérieux incomparable, furète, va de « son » écluse au bistrot, s’imprègne de l’atmosphère – « il voulait en arriver à penser péniche, c’est-à-dire à penser comme ces gens -là » - allant jusqu’à dormir à bord de L’Astrolabe où le juge d’instruction le trouvera au petit matin.
Simenon se soucie peu de l’intrigue et l'élucidation tient plus à des suppositions qu'à une déduction logique, ce qu’Edgar Poe appelait la ratiocination. Mais il s’approprie Maigret pour mieux le présenter à des lecteurs qui n’ont peut-être -pas lu les 19 premiers romans publiés chez Fayard. Et, après le bureau du quai des Orfèvres de L’affaire du boulevard Beaumarchais, il le met sur le terrain, son univers de prédilection.
La Fenêtre ouverte
Maigret se rend avec un mandat d’arrêt chez un certain Oscar Laget, le directeur d’une société, Le Commerce Français, qui édite des journaux corporatifs mais est au bord du dépôt de bilan. Lorsqu'il arrive sur les lieux, une détonation retentit dans le bureau de Laget qui est retrouvé mort, une plaie béante à la tempe. Sur le tapis, sous sa main qui pend, un revolver…
Dans La fenêtre ouverte, Simenon s’essaye à un genre qui a fait le bonheur du roman policier depuis Le mystère de la chambre jaune, de Gaston Leroux, le meurtre en chambre close. Un genre que reprendront les auteurs anglo-saxons dont Agatha Christie et, surtout, John Dickson Carr, qui lui a consacré l'essentiel de son œuvre. Le résultat est assez décevant : tout d’abord ce n’est pas vraiment un meurtre en lieu clos puisque le bureau a deux issues, qui ne sont pas fermées au moment du drame, et ensuite parce que les explications du commissaire sont un peu tirées par les cheveux.
Mais on retient de cette nouvelle la manière dont Maigret s’imprègne de l’atmosphère des bureaux de Laget : il est tout de suite sensible à l’air qui entre par la fenêtre ouverte et c’est la différence entre l’odeur de la poudre chaude et de la poudre refroidie qui le conduira à reconstituer ce qui s’est passé. Un autre aspect intéressant est le portrait que Simenon dresse de l’un des personnages, Descharneau, qu’il resitue dans le contexte de la première guerre mondiale et de ses conséquences pour ceux qui y ont participé.
Peine de mort
Jehan d'Oulmont, un jeune homme d'une riche famille belge, est accusé du meurtre de son oncle. Pendant son interrogatoire, il nie en bloc et il est relâché faute de preuves. Maigret le prend alors en filature et le suit comme une ombre jusqu'à Bruxelles, comptant bien qu’un geste le trahisse...
Cette nouvelle vaut par la stratégie de Maigret qui colle aux basques d’un présumé coupable et apparaît sans cesse là où ne l’attend pas. Monolithique, silencieux, telle une statue du Commandeur, il devient un cauchemar pour Jean D’Oulmont et sa compagne, joue sur leurs nerfs jusqu’à la conclusion, mélodramatique et finalement peu convaincante.
Mais on peut apprécier l’ambiance de Bruxelles, une ville que Maigret affectionne : « Il se promena derrière le couple au Jardin Botanique. Il assista à des séances de cinéma. Il déjeuna et dîna dans d’excellentes brasseries comme il les aimait, et fit son plein de bière. » Ce jeu du chat et de la souris a pour lui comme une odeur de vacances.
Les larmes de bougie
En automne, dans un hameau perdu au cœur de la forêt d'Orléans, où l’électricité n’est pas encore arrivée, Maigret poursuit l’enquête commencée par ses collègues sur l’agression dont ont été victimes les tenancières de l’épicerie-buvette, les sœurs Potru, Marguerite et Amélie ; la première est morte, la seconde grièvement blessée. Le fils de marguerite est soupçonné…
Sans être un retour aux sources comme dans L’affaire Saint-Fiacre, c’est une ambiance familière que retrouve Maigret à l’occasion d’une enquête dans un petit village de la forêt d’Orléans. Nous sommes entre les deux guerres mais le progrès semble avoir oublié Vitry-aux-Loges : faute de taxi, il faut se rabattre sur la camionnette du boucher, les maisons n’ont pas l’électricité… Quant à l’affaire, une double agression ayant conduit à un assassinat, elle dénote une « réalité encore plus sordide qu’il ne l’avait imaginée ».
Il y a beaucoup de silence dans Les larmes de bougie, beaucoup de secrets cachés aussi. Mais Maigret est « fils de paysan » et il n’a pas besoin de longs interrogatoires pour comprendre qu’une misérable histoire d’argent et de jalousie longuement murie est derrière toute l’affaire. Et c’est l’absence de confort dans une maison où l’on s’éclaire à la bougie qui lui apporte la preuve déterminante.
Rue Pigalle
Alors qu'il arrive un matin au quai des Orfèvres, Maigret apprend par un coup de téléphone anonyme qu'une bagarre, certainement un règlement de comptes entre truands, a eu lieu dans un petit bar de Pigalle. Il se rend sur place, trouve une trace de balle mais pas de cadavre. Patient, il s'installe, observe et interroge « sans en avoir l'air » deux hommes qui ont tout l’air de ne pas oser quitter les lieux…
Rue Pigalle rappelle un peu Peine de mort. Ici aussi, Maigret est patient, tranquillement installé dans le coin d’un bistrot, à observer ce qui s’y passe tout en sirotant un calvados. De fait, il ne se passe pas grand-chose, le temps semble s’être arrêté depuis l'incident de la veille qui a conduit le commissaire à se rendre sur les lieux. Le patron remplit ses carafes, deux truands discutent à une table, Maigret se fond dans l’ambiance, réfléchit, téléphone, pose quelques questions apparemment innocentes…
Un client de passage se serait sans doute demandé qui était ce gros monsieur en pardessus épais qui fumait sa pipe le dos au poêle, tout en réchauffant dans sa main un verre d'alcool, et certes, il n'aurait pas pensé au commissaire Maigret, de la Police Judicaire. (2007-X : 77)
Comme dans Peine de mort, avec cet « air de ne pas y toucher » qu’il prend volontiers, Maigret compte avoir ses « clients » à l’usure. Il faut toutefois que le hasard s’en mêle et vienne compléter ses qualités d'enquêteur, ce « sérieux pourcentage de métier, de connaissance des gens et même de ce qu'on appelle le flair ? »
Monsieur Lundi
Suite à la mort mystérieuse de la jeune bonne d’un médecin et de sa famille, une enquête est en cours. Maigret se rend dans le petit hôtel particulier du docteur Barion à Neuilly-sur-Seine et apprend qu’Olga est morte l’intestin perforé par de minuscules barbes de seigle, vraisemblablement introduites dans des gâteaux destinés aux enfants du médecin. La jeune bonne était-elle vraiment la cible ?
Après la campagne orléanaise et le milieu de Pigalle, Maigret enquête dans l’ambiance chic et feutrée de Neuilly, dans un hôtel particulier à la porte duquel il a hésité à frapper. Peut-être pour ne pas troubler une ambiance paisible mais aussi parce que ce « fils de paysan » est finalement plus à l’aise avec les villageois du Loiret et les truands de Montmartre qu’avec les bourgeois de la capitale ou les notables de province.
Maigret retrouve une fois de plus le monde médical, très présent dans la série. Il y a bien sur les praticiens avec qui il entretient des relations amicales, comme Pardon ou le docteur Paul, le légiste. D’autres médecins apparaissent régulièrement dans la série, du médecin de quartier venu reconnaître un décès au grand professeur, mais aussi des assassins comme dans Le chien jaune, Le fou de Bergerac ou Maigret s’amuse. Dans Monsieur Lundi, le Dr. Barion n’est pas un mauvais homme, même s’il a ses petits secrets, mais plutôt la victime d’une machination ayant la folie à l’origine. Une intrigue assez alambiquée mais finalement plausible.
Une erreur de Maigret
La jeune vendeuse d’une librairie de la rue Saint-Denis est retrouvée morte dans le sous-sol du magasin, où elle était plus particulièrement chargée de présenter des ouvrages érotiques à une clientèle choisie. Après l’avoir interrogé au quai des Orfèvres, Maigret se rend dans la boutique avec le patron d'Émilienne, un homme pour qui il éprouve une profonde antipathie...
Une erreur de Maigret est l’une des nouvelles les plus courtes qu’ait écrite Simenon, à peine plus de huit pages. Peu convaincante dans son intrigue et dans son dénouement, elle n’est toutefois pas sans intérêt. En premier lieu parce qu’elle montre un Maigret très en colère contre son « suspect », qu’il finira par frapper. Une antipathie fondée sur ce que l’on appellerait aujourd’hui le « délit de faciès » : M. Labri est né au Caire, il est gras (même visqueux) avec des yeux sombres et brillants qui « n’étaient pas sans langueur et corrigeaient la veulerie de la bouche et du menton », il est obséquieux, c’est un « saligaud prudent, un saligaud armé du Code… ». Par contraste, Maigret est décrit dans sa version pachydermique : il est « trop grand, trop large pour un « sous-sol aménagé en boite à vices, en trappe à vineux » dans lequel il a « la sensation d’étouffer », il « a du mal à retenir ses gros poings ». Deux personnalités que tout oppose.
Maigret se laisse-t-il entraîner par l’apparence de M. Labri qui correspond aux aprioris de l’époque sur ce que l’on appelait avec dédain un Levantin ? Est-il bouleversé par le destin d’une jeune fille innocente, comme cela sera le cas avec Louise dans Maigret et la jeune morte ou Arlette dans Maigret au Picratt’s ? Est-il choqué par le type de commerce que tient M. Labri, la vente de « livres aux titres prometteurs, aux couvertures suggestives qu’on entoure de cellophane pour en épaissir le secret. » ? Toujours est-il que sa bonhomie lui fait ici défaut, tout comme son instinct ou son intime conviction : « Je me suis trompé, grogna-t-il. Cela arrive à tout le monde ! »
Jeumont, 51 minutes d’arrêt
A la gare frontière de Jeumont, entre la Belgique et la France, le policier chargé de contrôler les documents des passagers d’un train venant d’Europe centrale découvre un corps sans vie. Un médecin ayant constaté que la mort était due à une aiguille enfoncée dans le cœur de l’homme et qu’il s’agissait donc d’un meurtre, le jeune inspecteur téléphone à Maigret, son oncle, pour lui demander son aide…
Toute l’action de la nouvelle se passe dans un train international en provenance de Varsovie et de Berlin, avec des passagers très différents que la promiscuité dans leur voiture de première classe rapproche : une demi-mondaine et un escroc, un archéologue, une Polonaise de Vilnius, un homme d’affaires et enfin la victime, un ancien banquier juif contraint de fuir l’Allemagne. Cette « mort dans un train » a déjà été utilisée par Simenon dans le premier Maigret qu’il ait écrit, Pietr le Letton. Mais ici, toute l’action est concentrée dans la gare de Jeumont, essentiellement dans la voiture du crime où ont lieu les interrogatoires. Même si Maigret se permett deux incursions au buffet.
Huis clos à la Agatha Christie, l’enquête de Jeumont, 51 minutes d’arrêt s’appuie sur des informations recueillies auprès des polices de Berlin et de Vienne, sur la fouille des bagages et sur les interrogatoires des témoins. Si celle-ci est rigoureuse, les conclusions de Maigret semblent toutefois un peu rapides, rien n’indiquant le cheminement des réflexions le menant à la découverte de la vérité.
A noter qu’avec le personnage d’Otto Braun, la victime, « Un gros homme confortable, au crâne rasé, au type israélite assez prononcé » fuyant le régime national-socialiste, nous avons un rare exemple dans la série d’une histoire qui ne soit pas hors du temps.
Georges Simenon, Les nouvelles enquêtes de Maigret © Paris, Gallimard, 1944 et Omnibus, 2008